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samedi 29 décembre 2018

Le corps des bêtes de Audrée Wilhelmy

Je suis fière d’être arrivée à lire ce bouquin, à prendre avec des pincettes, tellement il est d’une classe à part. J’avoue même avoir vécu deux départs ; le premier, le faux, puisque j'ai abandonné dès les premières pages. Mais je n’avais pas dit mon dernier mot de lectrice, je tenais à le reprendre. Ce qui fut fait.

Il est à peu près impossible, à mon avis, de lire cette histoire en conservant son indifférence, celle-ci ne tiendrait pas la route, trop d’actions étonnantes, sorties du banal quotidien, nous amènent et ramènent à des réactions émotives. Moi, ce sont particulièrement les scènes de désir organique de la mère par les garçons qui créaient chez moi un malaise certain. J’ai eu à me battre avec mon auto censure. Je suis finalement arrivé à la dompter, et j’ai pu laisser venir les mots d’Audrée Wilhelmy qui avait un tableau de vie à me dessiner.

Parlons des personnages et du lieu car il est difficile de résumer l’histoire par des actions. Vous l’aurez déjà pressenti ; ce n’est pas un livre d’action, c’en est un d’ambiance.

Un projecteur est braqué sur ce qui semble une île, tellement la civilisation est loin. Une famille autosuffisante y vit, à huit heures de distance du village le plus près. Les mâles occupent une place prépondérante, en l’occurrence, deux frères très différents un de l’autre. Un des frères est sédentaire, il fait le guet à partir d’un phare qui regarde au loin, l’autre est voyageur, se laisse avaler par les bois et reviens avec des bêtes pour nourrir la famille. C’est celui qui va au village, s’il y a une nécessité. C’est « La vieille », la grand-mère qui veille à faire rouler le ménage de cette famille de quatre jeunes enfants : Mie l’ainée, un bambin et deux frères d’une dizaine d’années. Où est la mère ? Elle n’habite pas le phare comme le reste de la famille, plutôt une piaule sur le terrain. Elle est sauvage, ce qui n’empêche pas d’être une femme vivement désirée par les deux frères. En traitant la mère de « sauvage », j’ai presque l’impression de blasphémer en le disant, mais c’est ainsi que je l’ai perçue.

En soulevant la question des perceptions, j’arrive à l’essence du roman. Aucune voix narrative ou autre ne vient interpréter ce que l’on voit. Nous sommes laissés seuls avec notre conscience, ou notre morale, si on en a une. Le lecteur a à se démerder avec ce qu’il voit. La mère Noé est un personnage très fort. Elle vit un peu comme une bête, elle est instinctive mais ne prend pas soin de ses enfants (les confie à la Vieille). Elle récite des histoires, chante, ne demande rien, laisse sa demeure se détériorer, très inspirée, elle peint sur ses murs.  Elle n’a aucune réaction quand les frères la prenne d’assaut, chacun à leur manière : l’un avec de l’affection (le guetteur du phare), l’autre bestialement.

L’intimité avec le lecteur passe par Mie, l’ainée féminine du clan. En Mie, on reconnait des besoins enfantins : un appel d’affection, de sécurité (les couvertures les plus chaudes et douces dans le dortoir à enfants). Elle semble fascinée par sa mère, mais en retour, elle reçoit la balance du temps que du silence. Vu que cette règle du silence prévaut : comment la jeune fille apprendra-t-elle la sexualité ? Mie a douze ans et est tourmentée par cette question. L’auteure lui a donné le  pouvoir de s’incarner dans différents animaux, ce qui lui donne une acuité des ébats sexuels. Elle a choisi son oncle (le veilleur) pour la dépuceler.

C’est un roman que j’ai trouvé difficile à vivre pour le côté aride de l’absence. Dans ce lieu isolé, le vent balaie tout : les mots, la tendresse, et surtout, les autres, les personnes hors du clan.
Par exemple, un mammifère s’échoue, la mère le dépèce dans un rituel festif.  Cette célébration, je m’en souviens, car elle fut un baume sur l’isolement. Je me suis sentie tout à coup moins seule avec cette famille autosuffisante.

L’écriture est organique, chirurgicale, toujours précise. Ce qui veut être dit, l’est d’une manière poétique et parfaite. Je suis consciente d’avoir déjà oublié certaines scènes, mais d’autres restent à jamais imprimées en moi.

À partir du moment où j’ai abordé cette histoire, plus comme un conte ou, à tout le moins, une fresque comme celle que la mère étends sur les murs de sa chaumière, je me suis rangé du côté de la beauté animale. J’ai accepté de perdre mes points de repère sociaux pour vivre avec une famille si près des animaux qu’ils en deviennent imprégnés.

Une lecture à prescrire à toute personne qui exige de la littérature d’être projeté dans des sphères vierges de tout jugement.

  • Le Corps des bêtes, Montréal, éd. Leméac, 2017, 160 p.
  • Le Corps des bêtes, Paris, éd. Grasset, 2018, 200 p.

mercredi 12 décembre 2018

160 rue Saint-Viateur ouest - Magali Sauves

Roman pour lequel j’éprouvais d’intenses attentes, tellement j’ai aimé Yiosh! de Magali Sauves. Dangereux, les attentes.

Nous avons droit à un autre personnage tiraillé par la religion ultra-orthodoxe et j’ai nommé le lieutenant de la Sureté du Québec, Mathis Blaustein. Celui-ci est homosexuel, il a donc été éjecté de sa famille hassidique dès que son inclination s’est affirmée. Heureusement pour lui, son histoire d’amour avec un professeur de vocation a tenu son cœur au chaud.  On retrouve donc un être assez équilibré pour tenir la fonction exigeante et prestigieuse de lieutenant de la Sureté du Québec.  Peut-être que son équilibre tient de cette relation secrète avec sa mère qui, elle, ne l’a pas renié.

Mathis Blaustein est accaparé par une enquête assez spéciale; un ingénieur est retrouvé sans vie avec maintes pustules dégoulinantes sur la peau. La question demeure entière : a-t-il été empoisonné ou est-ce la conséquence de recherches sur les pesticides ? L’enquête est laborieuse et se mène simultanément à la quête d’une femme, Marion, notaire de profession qui tente d’échapper à certaines conséquences de ses actes. Assez rapidement, on verra que des ramifications de l’histoire de Marion s’étendent jusqu’à l’histoire de famille du lieutenant. Plusieurs chassés croisés, plusieurs relations, un aller-retour en Allemagne pour débusquer des vérités, l’histoire est touffue et, parfois, un peu brouillonne. 

Il est clair que l’auteure prend soin de son lecteur, qu’il ne s’ennuie jamais et qu’il en ait pour sa grosse dent. L’histoire est originale et ancrée dans la réalité des Juifs hassidiques, donc ma curiosité a été assouvie une fois de plus. La pluralité de personnages forts dilue le caractère de Mathis dont j’ai eu peine à saisir la profondeur. J’aurais apprécié un peu plus d’intimité avec lui, pour une fois qu’un être aussi hors norme se présente à moi. Il m’a un peu échappé, n’ayant cesse de me demander comment il a pu être rejeté comme un vieux chiffon, baigné dans une religion aussi rigide et en garder si peu de séquelles. Je pense que j’ai attendu jusqu’à la fin de sentir les effluves de sa vulnérabilité.

Un roman qui nous tient en haleine mais qui me semble aurait gagné en clarté par un resserrement de l’intrigue principale afin que cette ligne conductrice ne se dilue pas les nombreuses ramifications de l’histoire. Ceci dit, le mystère entourant l’adresse « 160 rue St-Viateur ouest » est des plus singuliers et renforce la pertinence du titre. 

Si vous aimez les romans généreux qui mènent plusieurs intrigues dans le milieu hassidique en plein cœur du Mile-End, n’hésitez pas une seconde ; soyez preneur. 

160 rue Saint-Viateur ouest
Magali Sauves
Éditions Mémoire d'Encrier
312 pages - Sorti avril 2018