Je me targue d'être libre depuis que j'ai fermé le couvercle sur ces Accoucheuses du 19e siècle qui se démènaient pour prospérer dans un monde d'hommes.
Mais suis-je vraiment libre ? Me voilà attachée à Flavie par des liens tissés serrés.
Ma Flavie. Ne touchez pas à cette héroïne, experte sage-femme, débordante d'ambition (un péché pour les femmes de cette époque !), d'impétuosité, de sensualité, d'honnêteté. Une femme pleine et toute d'une pièce qui se fout des qu'en-dira-t-on, en autant que ses proches restent proches d'elle. Une femme saine qui crée des remous, même avec celle qui lui a transmis la vie et sa science d'accoucheuse, sa mère, Léonie. À elle aussi, je suis attachée.
Me voilà liée à cette famille d'un autre siècle. Je n'ai qu'une hâte que le troisième tome sorte, et je suis prête à faire une folle de moi pour toucher le volumineux volume avant même qu'il soit déposé sur les tablettes !
Hier soir, j'étais émue, et jusqu'aux larmes, de rage, de révolte, de compassion, avec l'envie d'entrer dans ces pages pour asséner des coups de poing aux endormis et consoler ma Flavie, surtout consoler ma Flavie. Lui dire qu'elle a raison de se battre, qu'un jour viendra où cela ne sera plus une aberration, que dis-je une calamité, d'être doctoresse. J'ai été impressionnée par l'intensité de mes émotions. Ma raison me regardait m'émoustiller, se moquant de moi ; "Ce n'est qu'un livre, une invention d'auteure, elle n'existe même pas ta Flavie !" C'est vrai, c'est même frappant, mais tellement imbibée de cette histoire, parce que Flavie a vécu si près de moi et si longtemps (1,704 pages), que je me suis répliquée ; "Elle n'existe peut-être pas physiquement mais en esprit, elle est très vivante". C'est peut-être banal à dire mais je réalisais plus que jamais la force de création de l'esprit. C'est lui, l'esprit, qui engendre tout, ce grand créateur de personnages désincarnés. Reposant sur le même principe, la force de l'esprit s'applique sur un personnage très incarné ; soi-même ! C'est par la puissance de notre esprit que notre vie se trame.
Vous voyez ce qu'elle me fait cette Flavie ?! Faut dire que Anne-Marie Sicotte se fait un plaisir de partir de l'Histoire pour tricoter son histoire. Je crois vous l'avoir dit qu'à la fin, elle nous fait part de chaque document qu'elle a consulté. Et ils sont nombreux, détaillés, précis. Je vous dirais que la force de ce roman est le temps. L'auteure prend le temps d'installer et on sait, le Petit prince nous l'a si bien dit, qu'il faut du temps pour apprivoiser. Et c'est efficace en diable ! Flavie fait maintenant partie de mes amis et son sort me tient à coeur !
Une personne ou un événement a souvent le défaut de sa qualité et c'est le cas de ce texte. Même au début du deuxième tome, l'histoire s'implante lentement en étant intéressante tout simplement parce que les personnages nous tiennent à coeur. Un peu comme une télésérie où une fois attaché aux personnages et même si l'histoire a des plateaux, piétine un peu, l'attachement fait en sorte que l'on savoure le plus petit rebondissement. On accepte assez bien la redondance du propos en ce qui a trait à l'omnipotence des religieux, ceux-là qui détiennent le pouvoir du pouvoir, l'assujettissement des femmes par l'homme de robe, le père, et surtout le mari et les moeurs des Montréalistes fouillés à fond. Pour vous démontrer que l'auteure ne parle pas à travers son chapeau, pour la « vêture » féminine et masculine, elle a consulté : Bound tu Please : A History of the Victorian Corset, de Leigh Summers et Health, Art & Reason : Dress Reformers of the 19th Century, de Stella Mary Newton. Et ainsi de suite pour étayer l'histoire de cette fougueuse Flavie, couramment appelée « La fauvette » ou « Le petit chat sauvage ».
Est-ce possible que cette ambition de Flavie ait pu survivre assaillie par ces puissants étouffoirs ; son mari, la famille de son mari, sa propre famille, les Monseigneur, les médecins ? Était-elle possible cette résistance à tout crin devant ce monde ligué contre son désir de devenir médecin ? Pas sûr du tout. Voilà la part du fictif, sinon, allons carrément vers du documentaire. Ce que je peux vous dire par contre, c'est que j'ai éprouvé un plaisir fou à y croire. Et mon côté plutôt pointilleux sur le style s'en est trouvé conciliant sur les quelques tournures (parfois, pas si souvent) un peu artificielles. Ce que j'appelle le réflexe de vouloir « faire du style ».
Je recommande chaudement cette lecture à quiconque aime prendre le temps d'établir une relation intime avec des personnages attachants, quiconque apprécie l'Histoire à travers une histoire passionnante de femmes. Ceux qui, en plus, aiment tout ce qui touche au geste encore impressionnant de la naissance d'un enfant et la question féministe à ses premiers balbutiements, vous serez comblés. Plus que comblés, attachés à vie !
Les Accoucheuses, tome 1, La fierté 868 p. Tome II, La Révolte, 836 p.
Historienne, journaliste et écrivaine, Anne-Marie Sicotte.