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dimanche 12 avril 2009

Une machine à découdre le temps

C’est congé, et je me donne congé ! De littérature. Et je vous raconte une histoire. Mon histoire. Une rencontre entre mon passé et mon avenir, c’est aujourd’hui qu’elle commence.

Ma mère trouvait les artistes inutiles. Ça tombait mal, je voulais en être une (à 18 ans, je m’inscrivais en cachette à l’école nationale de théâtre, je vous raconterai un jour comment j’ai fait une folle de moi !). Elle s’appelait Jeanne et elle adorait coudre. Pas à la manière conventionnelle de prendre un patron (elle n’aimait aucun patron !) et le suivre, non, l’idée était de tenir compte d'aucun patron, aucun plan, aucune ligne, aucune directive. Il fallait adapter, innover, créer. Plus il y avait d’accrocs dans un vêtement, plus il était trop court, trop long, trop large, trop tout, et plus elle jubilait. Elle dessinait de nouveaux modèles, sans s’arrêter à prendre un crayon, elle laissait couler l’inspiration à travers ses mains agiles. Les résultats étaient époustouflants, de la haute couture se traficotait dans ce cocon étouffant où siégeait son antique machine à coudre. Fallait la voir entourée de boîtes de retailles de tissus amassées même dans les ruelles. Aujourd’hui, on appelle ça de la récupération.

Mais entendons-nous bien, elle n’était pas, au grand jamais non, une artiste !

Quand elle est décédée à 91 ans en 2004, nous avons vendu sa chère machine à coudre, cette machine encore plus vieille qu’elle. L’idée est que la créativité de maman reste dans la famille, c’est notre belle-sœur qui en a héritée (ne vous le demandez même pas, le gêne de la couture ne s’est pas faufilé jusqu’à moi). Même après toutes ces années, quand ma belle-sœur m’a dit vouloir s’en départir, je ne me suis pas résignée à perdre de vue l’emblème de la créativité de Jeanne. Je l’ai donc accueillie dans mon bureau avec l’idée folle que le meuble et ses petits tiroirs mémoires, sa large pédale de fer forgé devienne ma table de travail. Tout en restant ergonomique. Tout un défi ! Une chance, Marc est aussi fou et sentimental que moi. Il dessine, invente, et crée. Plus il faut adapter, innover, aménager, plus il jubile … C’est un artiste.

Je vous écris en cette journée de Pâques, enfin installée devant ce meuble lourd de bois et de passé, meuble chéri par la créativité de ma mère. Je m’ouvre à elle, toute voile créative au vent, des fois qu’elle voudrait se reprendre et être l’artiste qu’elle ne s’est pas donné la permission d’être. On ne sait jamais, après tout, le mode d’emploi du temps ne nous a pas été donné avec notre arrivée sur Terre. Peut-être que le fil du temps n’est qu’une illusion et que le ici de ma mère peut s'étirer dans mon maintenant, à travers moi. Elle serait donc un peu moins morte, si je lui accorde cette occasion de vie. On n’a rien à perdre de s’ouvrir à la créativité de l’autre, et pourquoi pas, même si le corps n’est plus. Miron, Anne Hébert, Hubert Aquin inspirent encore.

J’ai pour mon dire que nos morts sont vraiment morts le jour où on les oublie.

Et je me dis que la légende, conte, fable de la résurrection, cette histoire qui a traversé le temps, c'est peut-être tout simplement ça qu'elle voulait nous raconter.

25 commentaires:

s.gordon a dit...

"J’ai pour mon dire que nos morts sont vraiment morts le jour où on les oublie."

Oh. Tellement vrai.

Merci pour ce brin de souvenance.

Trader a dit...

tiens, ça ressemble à la machine Singer de ma mère...

sauf que je ne m'en sers pas pour écrire...

oui, bien d'accord avec l'idée que les morts meurent une bonne fois pour toute quand on les oublie...

gaétan a dit...

Je verrais très bien une ligne de vêtements signé:Venise :-)
Finalement elle était une artiste sans le savoir.

Yvan a dit...

Belle photo de souvenir amalgamé
au présent.

La vie charnelle et temporelle nous obnubile le présent,
mais elle est éternelle que dans les souvenirs chers, selon moi.
J'ai la persistance folle de croire
que les défunts vivent aussi longtemps que l'on se souvient
d'eux.

Blue a dit...

Oui , je pense comme Yvan que la vie éternelle est là , dans ce qui est vivant en nous des gens qui sont morts et dans ce que l'on va laisser de vivant de nous une fois mort.

Cette photo,en est l'illustration, je trouve.
J'aime aussi quand tu fais des parenthèses, en passe-mots plus intimes sur toi , chère Venise...
Toujours cette notion de passer, finalement, faire passer et ainsi perdurer...

Venise a dit...

@ s.gordon : Comme ma mère avait pour son dire, faisons du n'oeuf avec du vieux, je me suis dit "today or never" !

@ Cher spécialiste en résurrection : ... pour couturer alors ! C'est qu'elles traversent le temps et qu'elles sont belles, ces Singer lady.

@ Gaétan : Tu ne crois pas si bien deviner ... ma mère a parti, puis abandonné une ligne de produits de beauté "Venise Lenoir". J'en possède encore des échantillons !

Yvan : Je suis contente que la photo dégage l'idée du texte ... enfin, nous tenons l'image par le cou de l'instant avec notre premier appareil numérique.

Hélène : Tu as raison, les parenthèses en disent long, parfois autant que les entrelignes ...

Karine :) a dit...

Tu as réussi à me faire pleurer, en ce soir de Pâques!!! Signé : Karine qui a encore la machine à coudre de sa grand-mère couturière! :))

Venise a dit...

Karine ! J'ai failli dire, contente d'avoir réussi ... en fait, oui, c'est ça mais avec précisions. Je pense que pleurer en pensant à un être cher, c'est arrosé et trinqué une vie qui se prolonge dans le souvenir.

Unknown a dit...

Très beau texte. A travers cette machine à coudre, tu fais revivre un souvenir et c'est ça qui importe.

Ce mélange d'antique et de modernisme est magnifique !

La machine ressemble énormément à celle de ma mère dont elle se sert encore à l'occasion mais qui fait plus office de décoration maintenant !

Venise a dit...

Carine : Que ta mère s'en serve encore, c'est encore mieux. Ça me fait réaliser la quantité de foyers qui avait sa machine à coudre. Changement de moeurs, nos grands-mères cousaient leurs robes, quand tu dois les confectionner, tu en as moins et tu y fais plus attention !
Ces machines (sans le meuble) sont lourdes, faites de fer et la dorure est encore très belle. Mais du côté performance, elles sont déclassées.

Marc a été ingénieux, retirant la planche qui servait à soutenir la machine, il l'a adaptée et utilisée pour avancer le large tiroir du centre qui est devenu mon dépose-clavier. Le mini tiroir de droite est devenu mon dépose-souris. Il a recouvert le tout de liège.

Une chance que j'ai un chum "patenteux" !

Tiphaine a dit...

A lire d'urgence alors, "le cœur cousu" de Carole Martinez, livre auquel ce beau billet m'a fait penser !

réjean a dit...

Bonjour Venise,
Je me permets d'être hors propos et de vous parler de la surprise que j'ai eue ce matin à propos du prix des collégiens. Eh oui, ce fameux prix sur lequel nous avons tiré à boulets rouges l'automne dernier, non sans raison. Je ne voudrais pas refaire le débat ici, mais je viens d'aller sur le site officiel pour voir quel livre semblait, à une semaine de l'attribution, avoir la faveur des collégiens. Eh bien voilà, pas de forum cette année ! Il est vrai que celui de l'an passé n'avait pas attiré des masses. Cela dit, je crois que Champagne devrait l'emporter.

Mistral a dit...

Merci, Réjean, de cette info. Quelle obscénité! Savoir s'il faut en rire ou en pleurer...

Ven: grand-mère avait la même, une Singer, sur lequel elle a cousu pratiquement tous mes vêtements jusqu'à l'adolescence. Elle a 97 ans aujourd'hui. Le son m'est resté très clair en tête...

Mistral a dit...

*laquelle.

Gueule de bois...

Claudel a dit...

Toujours un peu plus tard que les autres. À moi aussi, les larmes me sont venues... en pensant à mon père décédé en 2006.
Pourtant pas parce qu'il cousait! Juste parce qu'il est mort et pourtant là, derrière le clavier.

Venise a dit...

@ Réjean : Imaginez, à une semaine de l'attribution ... aucun écho !

Silence de mort autant à l'interne qu'à l'externe. Il parle ce silence, et pendant qu'il parle, je ne vais pas l'interrompre.

Venise a dit...

@ Mistral J'opte pour en pleurer. Je n'avais pas réalisé que le momentum du Prix allait avec le printemps, le renouveau, l'élan, l'espoir, l'enthousiasme, tout ce qui me fait penser à la jeunesse.

Tu m'as fait m'arrêter au son Singer et là tout à coup, je l'ai moi aussi entendu clairement. C'était pour le moins un ronron décidé.

Et je suis contente d'apprendre que le gêne de la longévité coule dans les veines de ta famille !

Venise a dit...

@ Claudel : "Là, derrière le clavier" ... évidemment. Il a la chance de vivre à travers toi. C'est une force. On peut pleurer de reconnaître cette force en soi.

Venise a dit...

@ Tiphaine : Je répondrai par un extrait de "Le coeur cousu" :
Bleu, certes, mais quel bleu ? Le bleu du ciel d'été à midi, le bleu sourd de ce même ciel quelques heures plus tard, le bleu sombre de la nuit avant qu'elle ne soit noire, le bleu passé, si doux, de la robe de la Madone, et tous ces bleus inconnus, étrangers au monde, métissés, plus ou moins mêlés de vert ou de rouge. [...]
Elle n'aurait jamais assez de fil, assez de vie, pour mener à bien un tel projet.
Elle se rabattit donc sur l'intérieur de la maison.

Les critiques de ce recueil de nouvelles semblent assez élogieuses, merci de l'avoir porté à mon attention.

Suzanne a dit...

Quelques mots, des nostalgiques, des beaux, des superbes souvenirs et quelques morceaux de bois bien taillés comme ça pour le souvenir d'un être cher... Et ne jamais l'oublier. Merci Venise pour ce doux partage.

Venise a dit...

@ Suzanne : J'ai l'environnement pour ne pas oublier ma mère, je suis presque totalement meublé de son passé. Elle doit se sentir chez elle, chez nous.

Rémi a dit...

"J’ai pour mon dire que nos morts sont vraiment morts le jour où on les oublie."

C'est frappant de vérité. Nos morts continuent de vivre à travers nos mémoires, individuelles et collectives.

Venise a dit...

@ Rémi : Bien évidemment que je n'éprouve pas, et même la plus infime tentation, de te contredire, ne serait-ce que parce que cette machine appartenait à ta grand-mère et appartient maintenant à ta mère.

Jules a dit...

Chère Venise, je sors des boules à mites cette après-midi et c'est aujourd'hui que je découvre l'aventure de la machine à coudre!! C'est une belle histoire touchante... J'aime beaucoup ces objets qui font remonter les beaux souvenirs à la surface...

Anne (Gerdel) a dit...

Tu parles d'une bonne idée!

Je n'ai jamais vu auparavant un tel bureau. Fallait y penser. Je suis impressionnée, vraiment.