Je devais y être à cette remise de prix, ce soir au Lion d'Or, c’était à mon agenda. La vie en a décidé autrement. Patricia Lamy m’a tout même envoyé par courriel les remerciements des lauréats. Les deux auteurs savent comment parler aux libraires, parce que je crois qu’ils les aiment beaucoup, et comme j’ai eu une journée de fou, je ne prends aucun risque de dire des sottises et leur laisse entière parole. Remarquez, les deux lauréats, sans s'être vraisemblablement consultés, parlent des libraires et de leur père.
« À Matane, quand j’avais douze ans, il y avait deux supermarchés, trois bars de danseuses nues, deux postes de police, mais une seule librairie. Si je me souviens bien, c’était un endroit sis rue Saint‐Pierre, dans la paroisse Saint‐Jérôme, tenu par un ami de mon père. Il m’y a souvent emmené. Nous y restions longtemps à jaser avec ce libraire moustachu qui vendait du neuf et du vieux. Mon budget de l’époque ne me permettait que des achats modestes dans le rayon des livres d’occasion. Pendant que mon père parlait avec le monsieur très bavard, mes yeux glissaient sur les titres des petits livres français, s’arrêtant longuement sur les plus évocateurs dont le mystérieux Hiroshima, mon amour qui, probablement parce que je vivais à l’époque dans la peur d’une guerre nucléaire, m’intriguait au plus haut point. Le livre présentait aussi l’avantage de coûter moins de deux dollars.
‐ C’est ça que tu veux? avait demandé le libraire un peu incrédule.
‐ Oui, ai‐je dit.
Je n’ai jamais toléré qu’on me dicte mes lectures. Mon père a ajouté qu’on pouvait me faire confiance et qu’il m’avait vu lire des livres beaucoup plus gros. À la maison, j’ai passé des heures à tenter de comprendre l’écriture de Marguerite Duras. J’arrivais à saisir les mots, mais pas le sens. Deux semaines plus tard, nous sommes retournés chez le libraire. Je me disais que les livres, c’est comme les outils. Ceux qui vous les vendent doivent en connaître le fonctionnement. J’avais donc des questions pour mon libraire, comme on a des questions sur une scie pour le quincailler.
‐Je ne comprends pas. Elle dit qu’elle a tout vu à Hiroshima, et on lui répond qu’elle n’a rien vu. Tout le livre est comme ça. On n’y comprend rien. Je cherche encore l’histoire. Pouvez‐vous me la raconter?
Le libraire, souriant sous son énorme moustache, me répondit :
‐Je comptais sur toi pour me la raconter.
C’est ainsi qu’a commencé ma longue conversation avec les libraires, qui sont parfois très bavards. Ce trait est chez eux une déformation professionnelle, je crois. C’est une bonne chose. Sans mes libraires, bien des auteurs me seraient restés inconnus. J’ai laissé de côté Duras pour me concentrer sur des lectures mieux adaptées à mon âge. Ce n’était que partie remise. Quelques années plus tard, j’avais lu tous les livres de Marguerite Duras et vu Hiroshima, mon amour qui, paraît‐il, est un film. Il fallait le dire!
Je n’ai jamais arrêté de lire, ni de jaser avec les libraires. Je pense d’ailleurs qu’en me décernant le Prix des libraires 2013 pour La Fiancée américaine, les libraires ont voulu gentiment me rappeler que je leur devais une histoire. J’espère ne pas avoir déçu leurs attentes et les remercie infiniment de me signifier, par la remise de ce prix, qu’il est encore permis de raconter des histoires. C’est d’ailleurs un plaisir partagé de par le vaste monde. Tant qu’il y aura des libraires, il y aura des histoires. Au nom de tous ceux qui m’ont aidé à écrire La Fiancée américaine, de tous ceux qui y ont cru assez pour m’accorder leur temps et leur assistance, je vous remercie du fond du coeur.
Je tiens en terminant à remercier tout spécialement mes éditeurs, chez Marchand de feuilles, qui m’accompagne fidèlement depuis Voleurs de sucre. Je les remercie d’avoir accepté ma fiancée comme elle est.
Ni moi ni elle n’avons vu quoi que ce soit à Hiroshima.
Mais nous pouvons vous parler de Sainte‐Marie‐de‐Nagasaki… » - - - Éric Dupont
« Les libraires sont à mes yeux des figures héroïques. En ces temps où le lectorat s’amenuise, leurs motivations ne peuvent être que pures, portées par une adoration de l’écrit et un désir de partager les textes qui les ont, les premiers, transportés ou émus.
Je me souviens, petit, de l’agonie des visites en librairie. Mon père, un lecteur avide, pouvait flâner des heures entre les rayons poussiéreux, alors que mon frère et moi le supplions de nous relâcher à l’air libre, au soleil. Mais il n’en démordait pas et nous laissait grogner et nous tourner les pouces dans les allées. Il me faudra des années pour comprendre sa fascination.
J’inflige maintenant le même traitement à mon fils, quoiqu’il semble le vivre avec plus de plaisir, ayant déjà franchi le pas qui sépare le non‐lecteur du lecteur affamé. Il y a quelques jours, je l’ai vu mettre de côté son roman d’aventures. « C’est juste trop excitant », a‐t‐il dit. Il a dû reprendre son souffle un moment. Je me souviens lui avoir acheté ce livre, recommandé par notre libraire local. Elle reconnaît mon fils, elle connaît ses goûts.
Un libraire passionné est une personne qui peut influencer et enrichir votre vie de manière très honnête et concrète. C’est pour cette raison, parmi d’autres, que je suis particulièrement heureux et honoré de voir mon roman récompensé par le Prix des Libraires du Québec. » - - - Patrick deWitt
Traduction de l'anglais par les Éditions Alto
Nouveau cette année le Prix d'excellence de l'ALQ qui honore un libraire en soulignant ses réalisations exceptionnelles. Le Prix a été accordé à Manon Trépanier de la Librairie Alire à Longueuil.
Félicitations à celle-ci, ça me donne le goût d’aller la visiter ! En fait, ça rejoint un de mes rêves, visiter chacune des 93 librairies indépendantes à travers le Québec.
9 commentaires:
Oh, j'aime bien ce qu'écrit l'auteur de la " fiancée américaine ", ça donne encore plus envie de lire une telle personne.
Sympa comme tout,ces remerciements! Merci d'avoir partagé!
Comme le dit Lucie, c'est sympa, ces récits. Et le lien avec l'enfance et la figure paternelle est fort intéressant et certainement pas anodine pour les écrivains qu'ils sont devenus.
Salutations, chère Venise!
Merci Venise de partager ces remerciements, c'est touchant ce qu'ils disent. Les Frères Sister est le roman où le mélange d'humour de suspense et de profondeur sentimentale est le mieux équilibré de tout ce que j'ai lu. C'est un bijou pur. La relation entre frère y est présenté de façon unique. Une de mes meilleures lecture de l'été. Éric Dupont est Gaspésien, nous en sommes fiers!
Anne : Pour ma part, ça me donne le goût de le relire !
Lucie : Je les ai trouvé à la hauteur de deux écrivains qui viennent de gagner la palme !
Julie : Il m'a été confirmé par l'attaché de presse que la parenté entre les récits est de la plus pure coïncidence.
Arsenul : Avec ce que tu viens de dire, me voilà obligée de le lire !
Très intéressants ces textes de remerciements, ça nous change des platitudes des galas d'artistes!
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