
Déception dès le premier chapitre, le maître d’œuvre ne reprend pas l’histoire là où il nous a laissé, à ce moment crucial où Rhéauna aperçoit sa mère pour la première fois après des milliers de kilomètres, et de lignes, d’attente. C’est son droit, qui va contester un dieu écrivain, mais qui va m’enlever mon droit de lectrice d’en avoir éprouvé de la frustration.
J’ai repris mon contentement en mains, il n’était quand même pas question de bouder mon plaisir. Monsieur Tremblay aime les femmes puisqu’il nous les présente sous des angles de femmes fortes. À commencer par la mère de Rhéauna, enceinte par accident, qui décide sur un coup de tête de partir d’une fabrique de coton des États pour retrouver ses deux sœurs vivant à Montréal. C’est la retrouvaille du trio, Teena, Tititte, et Maria chez le frère, Ernest, qui n’y fera qu’une brève apparition. Je vous l’ai dit, le spot éclaire des femmes et j’ai même cru apercevoir les ficelles de l’homme de théâtre qui donne le plancher à chacune, qu’elle dévoile son drame par un monologue aussi touchant qu’intense.
Mais Rhéauna, a-t-elle sa place ? Heureusement que oui ! Mes meilleurs moments, je les ai passés en sa compagnie à la regarder prendre soin d'un bébé d'un an, Théo, comme une tendre et attentionnée deuxième mère. Sa mère lui a tout de suite expliqué ce que Rhéauna avait instantanément deviné ; elle est là pour garder son demi frère pendant que sa mère travaille dans un Café chantant.
Mais revenons en ville. Tous les prétextes sont bons pour la traverser. C’est un des grands intérêts du roman, visiter Montréal de 1912 à 1914 par les yeux de la mère, et deux ans plus tard, par ceux de la fille. Cette fresque en mouvement livre des détails captivants pour qui, par exemple, n’a jamais vu s’approcher un p’tit char (tramway) : « Une énorme machine de métal vert et jaune s’approche en crachant des étincelles. La porte s’ouvre en grinçant, un marchepied en fer forgé se présente à elle ».
Ou jamais vu le pivotement d'un p’tit char : "Après avoir fouaillé dans les rails, plus nombreux à cet endroit, à l’aide d’un long levier de métal, le conducteur et le vendeur de tickets poussent en sacrant et en suant sur le côté avant de la machine. Celle-ci se met à tourner sur une plaque de bois vermoulu qui geint et qui craque". Tout au long de cette promenade à travers Montréal, j’ai admiré la fidèle mémoire de Michel Tremblay jusqu’à ce que je découvre la page des remerciements : « Un grand merci à Jean-Claude Pepin dont les recherches sur Montréal entre 1912 et 1914 m’ont été des plus utiles ».
Quel plaisir tout de même de suivre Rhéauna, pas à pas, passant par la Catherine pour se rendre à la gare Windsor, faisant une escale éblouie chez Dupuis & Frères, s’arrêtant ensuite dans un marché pour y découvrir un fruit qu’elle n’a jamais mangé frais « Ça explose aussitôt dans sa bouche, c’est à la fois sucré et suret, la surface de sa langue brûle et se contracte, ça pique et ça chatouille en même temps, ça chauffe, ça râpe, et pourtant c’est délicieux !" (devinez ce fruit que Rhéauna découvre).
Si vous hésitez encore, Rhéauna va vous aider : « C’est moins sucré que dans les boîtes de conserve et pourtant c’est meilleur »
... (ah, vous y voilà !)
J’ai moins aimé que La traversée du continent, tout le monde l’a déjà compris, mais cela ne retire pas un iota à ma hâte au troisième tome « La traversée des sentiments ».
Surtout que moi et les sentiments, on a une relation intense.